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Balade n° 3 : Un autre regard sur la démonstration

La pensée chinoise ancienne et classique se caractérise par sa dimension « relationniste » (sur ce point, voir ici). Privilégiant les systèmes de correspondance et la mise en valeur des réseaux, elle refuse les oppositions définitives entre les différentes notions qu’elle expose.

Or, cela l’amène à développer une forme de rationalité qui s’accorde mal avec les longues démonstrations formelles dont la philosophie occidentale est si friande. 

 

Une anecdote historique que j’aime beaucoup illustre bien ce point. La scène se passe à la fin du mois de janvier de l’année 1601 de notre ère, près de Tianjin en Chine. L’inquiétude qui se lit ce soir-là sur le visage du père Matteo Ricci trahit l’importance du moment. Le serviteur qu’il a envoyé en désespoir de cause est parti depuis une journée déjà. S’il ne revient pas, ou pire encore s’il revient les mains vides, ce sont 19 ans d’efforts qui risquent d’être menacés.

19 ans passés à apprendre le mandarin, langue si singulière et si ardue, à partir de rien. 19 ans à essayer de s’accoutumer aux mœurs étranges d’une culture ne doutant pas de sa propre supériorité, à tenter d’apprivoiser un peuple hermétique et le convertir au Dieu du catholicisme. Durant ces années, Matteo Ricci, à la tête de cette première mission catholique dans l’empire du milieu, aura eu besoin de toute sa foi et toutes ses ressources pour vaincre les préjugés à son égard et les réticences à l’encontre de la vision du monde qu’il apporte. Tantôt confondus avec des moines bouddhistes, tantôt pris pour des sorciers ou des devins, le père Matteo et ses compagnons jésuites se sont heurtés à des cadres mentaux fondamentalement nouveaux, à un imaginaire collectif radicalement autre. Comment persuader les nobles d’embrasser une religion imposant la monogamie quand leur devoir moral et leur fonction sociale leur réclament d’entretenir une épouse et plusieurs concubines ? Par quels moyens rendre accessible l’idée d’un Dieu unique séparé de notre monde et créateur de ce monde, la perspective d’une lutte entre le bien et le mal, entre Dieu et diable, à des lettrés nourris par une tradition qui a toujours conçu des énergies naturelles complémentaires au principe de tous les êtres ?

Pourtant, en dépit de cet écart culturel immense, Matteo Ricci a réussi à ouvrir une brèche dans la muraille chinoise. Si le nombre de conversions reste dérisoire comparativement aux succès rencontrés en Amérique latine ou au Japon à la même époque, le père Matteo sait que cette nation fière qu’il côtoie depuis deux décennies nourrit un penchant dont il peut user à outrance : la curiosité scientifique et technologique. Sollicitant sa mémoire prodigieuse (même aux yeux de lettrés qui connaissent par cœur des milliers de page), puisant dans ses connaissances particulièrement vastes, Matteo Ricci a su séduire les hommes de pouvoir par des cartes du monde à la précision inégalée, par des horloges mécaniques alors inconnues en Chine, et par ses connaissances scientifiques poussées dans presque tous les domaines.

 

Carte du monde dessinée par Matteo Ricci en 1602 à destination de l'Empereur (source wikimedia)

 

En ce mois de janvier 1601, il peut se féliciter du chemin parcouru. Maîtrisant la langue classique à l’égal d’un lettré, reconnu comme un « sage » par les autochtones eux-mêmes, Li Madou (利瑪) comme l’ont surnommé les chinois, vient enfin d’obtenir le sésame auquel il aspire depuis le départ, la permission de se rendre à Pékin en vue d’une audience avec l’empereur. Là-bas, il songe qu’à défaut de conversion, il pourra convaincre l’empereur et ses ministres de la supériorité des mathématiques et de l’astronomie occidentales. Il connait l’importance de ces sciences pour la cour impériale et sait que les ouvrages qu’il apporte avec lui doivent lui permettre de pénétrer définitivement le cœur et l’esprit du royaume.

Parmi ces derniers, un particulièrement occupe ses pensées, le fameux traité des Eléments d’Euclide. Il estime qu’il s’agit de la base méthodologique incontournable de l’ensemble du système mathématique occidental. C’est donc sa traduction qu’il compte entreprendre une fois arrivé à Pékin et qui pourrait bien être le cheval de Troie de la mission chrétienne en orient. 

Pourtant, en cette journée de janvier, après une attente insupportable, Matteo Ricci est sur le point de céder au découragement. Si le serviteur envoyé ne revient pas, les ouvrages scientifiques en question n’arriveront jamais à la cour. C’est qu’après autant d’années, tout est finalement arrivé trop vite. L’ordre de se rendre immédiatement à Pékin est parvenu au moment où les livres, dont les fameux Eléments d’Euclide, venaient d’être confisqués par l’un de ces eunuques sourcilleux et craints de tous ; en l’occurrence peut-être le pire, à savoir l’eunuque Ma Tang, un percepteur des impôts doté d’une solide influence à la cour impériale, et particulièrement connu pour ses méthodes inquisitrices. Ma Tang, ouvertement hostile aux jésuites, les avait contraints à séjourner plusieurs mois dans sa ville en leur interdisant le passage pour Pékin et avait confisqué, sous prétexte de les examiner, de nombreux cadeaux destinés à l’empereur dont les fameux livres.

Enfin, le serviteur arrive, s’empressant avec fierté de donner la malle qu’il a réussi à récupérer. Sur la malle en question, Matteo Ricci aperçoit immédiatement l’écriteau signé de la plume de Ma Tang, un écriteau stipulant qu’elle contient des textes interdits devant être condamnés. Son simple serviteur aurait-il pu être assez audacieux pour transgresser l’ordre du puissant eunuque et embarquer la malle ? Impossible. La réponse est bien plus simple : le serviteur ne sait pas lire et c’est bien innocemment qu’il va permettre aux Eléments d’Euclide de faire leur chemin jusqu’à la cour de l’empereur. Maintenant Ricci en est certain : la providence divine est de son côté[1].

Matteo Ricci

Les raisons d’une réception mitigée  

A ce point du récit, nous souhaiterions sans doute que la stratégie prévue par Ricci fut couronnée de succès. Et ce fut en partie le cas, en ce qui concerne l’astronomie, qui se révéla effectivement une porte d’entrée pour les jésuites à la cour[2]. En revanche, l’effet escompté pour les mathématiques pures fut bien plus mitigé et c’est cet échec qui nous intéresse.  

Certes, bien après le décès de Ricci et au prix d’un siècle de réappropriation, l’immense travail de traduction des Eléments d’Euclide, travail entrepris par Ricci et son ami chinois Xu Guangqi (徐光啟), mathématicien chevronné, allait effectivement marquer les mathématiques chinoises. Mais la réception immédiate fut bien moins enthousiaste. La structure des Eléments d’Euclide, plus précisément la méthode hypothético-déductive dont nous apprenons en France les rudiments au collège, désarçonnait et même rebutait les lettrés habitués à d’autres approches des mathématiques. 

Comment interpréter cette réaction ? Pour sa part, Ricci se félicitait d’avoir enfin proposé un livre que « les meilleurs lettrés […] ne comprenaient pas » selon ses propres mots[3]. Il voyait dans cette incompréhension un signe du retard des sciences chinoises. Mais cette lecture ethnocentriste n’est pas satisfaisante si l’on pousse l’enquête un peu plus loin. Car ce que n’a pas su percevoir Mattéo Ricci (le pouvait-il d’ailleurs ?), c’est l’écart d’alors entre la rationalité occidentale et la rationalité chinoise, un écart qui ne traduisait pas une supériorité de l’un sur l’autre, mais une incompatibilité entre deux imaginaires, deux visions du monde.

En effet, contrairement à ce que présumait Ricci, les mathématiques chinoises n’étaient absolument pas en retard sur les mathématiques occidentales. Si la fin de la dynastie Ming (période à laquelle les jésuites sont arrivés en Chine) correspondait à une phase de déclin scientifique, des avancées majeures avaient en revanche eu lieu durant les dynasties antérieures. Ricci ignorait ainsi que, dès 263 après J.-C., le mathématicien Liu Hui 刘徽 avait publié un traité présentant la méthode ultérieurement appelée « élimination de Gauss » (lors de sa découverte par Gauss… au XIXe siècle en Europe) et le « principe de Cavalieri » (plus de 1000 ans avant ce dernier). Il ne savait pas non plus que, dès le Ve siècle, le mathématicien Zǔ Chōngzhī (祖冲之) avait proposé l’ancêtre du calcul intégral plus de 10 siècles avant l’occident et s’était avéré capable de calculer le nombre pi avec une précision de sept décimales, soit 10 siècles avant que la même précision soit atteinte dans le monde arabe puis en occident. Par ailleurs, en 1303, le traité de mathématique publié par Zhu Shijie (朱世杰,1270-1330)[4] proposait des résolutions pour des équations au quatorzième degré, prouesse dont les européens ne seront pas capables avant le XIXe siècle. Un autre traité de la même époque (écrit par Yang Hui, 楊輝,1238-1298) présentait également une méthode équivalente au triangle de Pascal seulement découvert deux siècles plus tard en occident.  

Ces immenses percées théoriques redoublent donc l’interrogation : pourquoi les Eléments d’Euclide, fleuron de la démonstration mathématique, n’ont-ils pas immédiatement fasciné les lettrés initiés aux raffinements de l’arithmétique et de la géométrie ?

Tout simplement, leur vision du monde (et les cadres mentaux autour desquels cette dernière s’articule) invitait les lettrés à une approche singulièrement différente des mathématiques. En Chine, l’application concrète des théorèmes et la résolution pratique rendue possible par les calculs ont toujours prévalu, mettant au second plan la démonstration censée justifier le bien-fondé des résultats. Comme l’explique Zhenzhen Guo « les mathématiques traditionnelles chinoises ont pris une forme procédurale, c’est-à-dire que les mathématiciens chinois ont surtout cherché à construire des procédures algorithmiques directement utiles pour la résolution de problèmes. »[5] Ce pragmatisme amenait les savants chinois à se désintéresser de l’aspect formel, à délaisser les longues argumentations dont les européens étaient pour leur part si fiers. Aussi la plupart des mathématiciens chinois pouvaient-ils difficilement apprécier à leur juste valeur la méthode systématico-déductive d’Euclide, méthode qu’ils considéraient non seulement comme indépendante des résultats, mais surtout comme une décoration superflue[6]. La véritable surprise n’est donc pas tant la réaction d’incompréhension devant la forme démonstrative des Eléments d’Euclide, mais la rencontre de Ricci avec son ami Xu Guanqi, un être suffisamment exceptionnel pour percevoir l’intérêt d’une telle forme et pour parvenir à la retranscrire dans une langue dont la structure est particulièrement hermétique à ce type de démarche (sur ce point, voir ici).

Le sentiment de confusion exprimé par les lettrés devant les démonstrations d’Euclide ne trahissait donc pas tant une limite intellectuelle liée à un retard théorique, comme le supposait Matteo Ricci, plutôt qu’un choc entre deux formes de rationalité, deux façons de concevoir le rapport à la connaissance et les moyens de parvenir à la vérité. Alors que la pensée occidentale a érigé les chaînes de déduction logique en justification incontournable de toute théorie, la plupart des écoles de pensée en Chine ont toujours privilégié le discours circonstancié. Comme le résume Nicolas Zufferey, « En règle générale, la pensée chinoise répugne au discours trop abstrait ; l'une de ses constantes a été de privilégier un langage concret, qui se rapporte à des circonstances ou à des exemples puisés dans le passé ou dans l'actualité. Comparée à la philosophie grecque, elle paraît peu théorique, et traite avant tout de questions possédant une utilité immédiate. »[7]

Cette tendance générale de la pensée chinoise, qui s’explique notamment par son socle commun (voir ici), creusait donc un écart entre deux imaginaires collectifs que même les efforts démesurés du père Ricci ne pouvaient résorber. 

 


[1] Le récit de cette anecdote s’inspire de la très bonne biographie de Matteo Ricci écrite par Michela Fontana, Matteo Ricci, Un jésuite à la cour des Ming, éditions Salvator, 2010, pp. 264-269.

[2] Quelques décennies après la mort de Mattéo Ricci, les jésuites (notamment Johannes-Adam Schall et Ferdinand Verbiest) seront chargés par l’empereur de la réforme du calendrier en raison de leurs calculs d’éclipses plus précis que les mandarins de la cour.  

[3] Michela Fontana, Matteo Ricci, Un jésuite à la cour des Ming, éditions Salvator, 2010, p. 370.

[4] Miroir de jade des quatre inconnues 元玉鑒

[5] Pensée chinoise et raison grecque : pourquoi la chine n’a pas développé la science. Dijon, éditions universitaires de Dijon, 2017, p. 164. 

[6] L’historien des mathématique Martzloff explique que « Les mathématiciens chinois ont eu tendance à considérer que la forme des Eléments d'Euclide était indépendante de son fond et que l'on pouvait impunément dissocier l'une de l'autre. » Jean-Claude Martzloff, Histoire des Mathématiques chinoises, Paris, Barcelone, Mexico : Masson, 1988, p. 28. Jacques Gernet, se référant à la même citation, ajoute : « Tout aussi significatifs sont les efforts faits par les mathémaciens chinois pour débarrasser les Eléments d'Euclide de ce qu'ils considéraient comme des  "ornements" inutiles, afin de ne garder que "l'essentiel", à savoir les résultats calculables » (La raison des choses, Gallimard, 2005, pp. 56-57).

[7] Zufferey, Nicolas, Introduction à la pensée chinoise, op. cit., chap. 2.

 

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