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Balade n° 1 : La saisie de l'opportunité

Les différents enseignements de la pensée chinoise ont toujours accordé une importance toute particulière à la saisie du bon moment et des circonstances favorables.

Cette importance résulte évidemment du socle commun sur lequel ces enseignements s'érigent (sur ce point, voir ici). Une pensée qui se focalise sur les transformations, l’alternance constante des forces et les systèmes de correspondance entre les phénomènes ne peut concevoir l’intervention humaine à partir de principes figés et définis a priori. C’est à l’inverse l’adaptation aux circonstances et à la singularité du moment qui prévaut. 

 

L’habile Zhuge Liang 

La ruse suivante nous donne un exemple éloquent de ce type d’adaptation subtile.  

Nous sommes à l’aube du IIIe siècle, en plein déchirement de l’empire au moment de la chute de la dynastie Han. Le stratège Zhuge Liang (諸葛亮) vient de comprendre qu’il est des demandes que l’on ne peut décliner sans se perdre ni accepter sans périr. Celle que Zhou Yu (周瑜) vient de lui adresser est de la sorte. L’ « honneur » qui lui est fait, la mission dont il hérite, dissimule à peine la menace silencieuse qu’elle contient : fabriquer 100 000 flèches en dix jours en vue d’un combat imminent…

Qu’il refuse et sa réputation de stratège génial sera anéantie. Qu’il endosse cette responsabilité et il se condamne à échouer, s’exposant alors au pire des châtiment. Zhuge Liang le sait, le général Zhou Yu est rusé mais orgueilleux. Nourrissant une jalousie tenace à son égard, ce dernier vient de trouver là l’occasion attendue pour se débarrasser de lui.

Pourtant, Zhuge Liang entrevoit une issue improbable. Mais pour cela, la moindre imprécision lui est interdite. De l’échéance qu’il donnera dépend le succès du stratagème qu’il vient d’imaginer.

« Trois jours », affirme-t-il finalement. Dans l’urgence, explique-t-il, dix jours sont un luxe que l’on ne peut se permettre. Trois jours doivent suffire. Pure bravade ? Ultime provocation de celui qui se sait condamné ? La suite nous montre à l’inverse que cette réponse résulte d’un savant calcul. De son côté, Zhou Yu en est certain, son conseiller encombrant vient d’accélérer sa fin. Jamais il ne parviendra à fabriquer 100 000 flèches en un délai si court. Il ignore que Zhuge Liang n’a jamais eu l’intention d’en fabriquer même une seule.

 

Zhuge Liang

 

Sollicitant l’aide de son ami Lu Su 鲁肃, il préfère confectionner des centaines de mannequins de paille affrétés d’habits de soldat, qu’il agence ensuite tels des bataillons sur une vingtaine de navires rapides. Puis, profitant du brouillard épais qui se lève trois nuits plus tard, il fait descendre les navires sur la rivière afin de les placer en face du camp ennemi. Zhuge Liang en est certain, le général adverse, le terrible Cao Cao (曹操), optera pour la prudence et n’engagera pas un combat naval en plein brouillard. La ruse fonctionne. Cao Cao craint une embuche et n’envoie pas de bateaux. Il préfère ordonner aux archets de déployer une nuée de flèches sur les navires ennemis, flèches qu’il suffit alors à Zhuge Liang de récolter et de ramener à bon port dans le délai prévu.

 

L’art de saisir le bon moment et de profiter des circonstances favorables

Cet épisode savoureux nous est raconté dans la Chronique des trois royaumes[1], l’extraordinaire épopée inspirée par la période historique du même nom, écrite au XIVe siècle (vraisemblablement par Luo Guanzhong, 羅貫中). Ajoutons que les ruses de Zhuge Liang possèdent en Chine une popularité comparable à celles d’Ulysse en occident.  

Mais portons à présent une attention toute particulière à l’explication que donne Zhuge Liang de ses prouesses. Son ami Lu Su lui demande s’il ne serait pas un surhomme. Zhuge Liang avance une réponse à la fois plus simple et tout aussi étonnante. Il affirme qu’être en position de stratège requiert une connaissance du fonctionnement des forces de la nature et de l’interdépendance des éléments, ainsi qu’une compréhension des portes secrètes qui éclairent les mystères de la tactique. En d’autres termes, Zhuge Liang nous apprend que sa capacité à saisir le bon moment pour profiter d’un ensemble de conditions devenues momentanément complémentaires (ici la conjonction entre certaines conditions climatiques, la position spécifique de l’armée ennemie, l’état d’esprit singulier du général adverse) repose sur un savoir approfondi de l’interdépendance des éléments.

Or, cet exemple éloquent de timing savant n’est pas une exception dans la tradition chinoise. Il révèle plutôt une interrogation récurrente sur la saisie de l’opportunité et des circonstances favorables. Une saisie qui n’est possible qu’en fonction d’une connaissance plus large.

Bien sûr, l’une des applications de cette réflexion porte justement sur les arts guerriers. Du célèbre Art de la guerre de Sunzi [2] (écrit il y a près de 2500 ans) au traité des 36 stratagèmes[3] (traité redécouvert au XXe siècle mais écrit plusieurs siècles auparavant), la réflexion militaire a fait la part belle à cette question des circonstances favorables. De même, la littérature classique regorge de récits de stratagèmes similaires à celui attribué à Zhuge Liang. 

Mais loin de ne rester qu’une question de tactique militaire, la saisie de l’opportunité dans des circonstances adéquates renvoie à toute une dimension de l’imaginaire collectif chinois. Au sein de cet imaginaire, le spécialiste de l’action (quel que soit le domaine, politique, moral, médical, agricole) est aussi et surtout un adepte de la pensée du complexe, des corrélations multiples. Il doit à chaque instant tenir compte du mouvement de l’ensemble dans lequel il souhaite s’immiscer. Il lui faut alors réfléchir à l’interdépendance des éléments pour s’insérer sans forcer dans une série d’événements ou de phénomènes, afin d’en épouser le cours, voire de l’orienter.

Deux caractères pour deux idées enchevêtrées

De fait, deux caractères récurrents dans les textes anciens et classiques renvoient à cette double dimension de l’action humaine : profiter des circonstances favorables et saisir l’opportunité, le bon moment.

Le premier caractère, shì 勢, peut être traduit par situation, circonstances, tendances, ou encore pouvoir. Comme l’explique Jean Levi, « lié d’abord au terrain […], le shi en vient à désigner toute énergie créée par une situation, qu’elle soit géographique ou historique »[4]. Le shì 勢 renvoie donc aux potentialités ouvertes par un agencement spécifique des éléments, aux circonstances favorables créées par cet agencement. Et le bon stratège doit évidemment s’appuyer sur ce type d’ouverture, comme nous le rappelle de nouveau Jean Levi : « Ainsi le bon général doit-il moins se fier à des qualités variables et sujettes à caution que rechercher l’appui des facteurs nécessaires découlant d’une situation. Ou plutôt, le facteur humain est fonction des conditions spatio-temporelles, shi ; c’est donc sur elles qu’il faut chercher à agir, dans la mesure où elles sont manipulables – et elles le sont pour qui connait l’usage judicieux des procédés réguliers et irréguliers en quoi se résume toute la stratégie. »[5]

Le second caractère, shí 時 (homophone du premier, même si une différence de ton les distingue dans le mandarin actuel), peut être traduit de façon générale par « temps », mais renvoie à un usage plus spécifique qui désigne l’idée d’« occasion », d’« opportunité ».

Initialement, ce caractère shí (時) renvoyait en effet aux occasions de la nature[6]. Il s’agissait de respecter ces occasions dans tous les domaines en lien avec le développement de la nature : dans le domaine agricole bien sûr, mais également dans le champ médical, la médecine chinoise partant notamment du postulat d’une correspondance entre les quatre saisons et le fonctionnement du corps humain. Le domaine militaire n’échappait pas non plus à la portée du shí. Ainsi, Sunzi dans l’Art de la guerre, rappelle que le stratège doit prendre en compte les conditions naturelles, les règles des saisons (shí zhì 時制) dans ses calculs. Et la ruse de Zhuge Liang nous en donne, on l’a vu, une magnifique illustration (utilisant le brouillard à son avantage). 

Au cours du développement de la pensée chinoise, le caractère shí 時 va prendre un sens encore plus large pour désigner une opportunité en lien avec l’idée de destin. Il en vient alors à signifier les circonstances du moment ou de l’époque en général (au sens historique du terme). Saisir le shí 時, c’est donc saisir l’opportunité du destin pour parvenir à ses fins. A l’instar du concept de kairos propre à la pensée grecque[7], le shí ouvre donc sur une conception originale du temps, un temps pensé non pas de façon abstraite, mais dans son rapport étroit à l’intervention humaine : « La notion d’opportunité (shí 時) […] conçoit le temps non pas comme écoulement homogène et régulier, mais comme processus constitué de moments plus ou moins favorables »[8].  

On mesure donc l’interdépendance entre les deux caractères et les deux idées. Pour la pensée chinoise, l’action adéquate (bonne ou juste suivant les cas) est ici comprise comme la capacité à décider quand et comment s’insérer dans les mailles du filet tissé par un ensemble de conditions en évolution permanente. Celui qui intervient (le stratège, le médecin, le gouvernant, etc.) doit à la fois savoir déceler l’agencement favorable des éléments (le shì 勢) et saisir le bon moment pour profiter de cet agencement (shí 時). Une double performance à laquelle, on l’a vu, Zhuge Liang excelle. 

 

[1] 三國演義, 46. « 用奇謀孔明借箭,獻密計黃蓋受刑 ».

[2] Sunzi ( 孫子), L’art de la guerre,  孫子兵法, Sūnzǐ bīngfǎ (mot à mot, les méthodes militaires de Maître Sun).

[3] Les 36 stratagèmes, . Ce traité fut redécouvert en 1939 et publié en 1941.

[4] Jean Levi, La pensée chinoise, dir. Sylvain Auroux, PUF, 2017, p. 117.

[5] Jean Levi, Réflexions chinoises : Lettrés, stratèges et excentriques de Chine, chap. 10, Albin Michel, 2011.

[6] Sur tout le passage, voir Zhenzhen Guo, Pensée chinoise et raison grecque, éditions universitaires de Dijon, 2017, pp. 140-149.

[7] Le kairos (καιρός) désigne dans la philosophie grecque le temps du moment opportun.

[8] Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, op.cit., p. 286. Précisons par ailleurs, que la pensée chinoise ancienne et classique n’a de toute façon jamais conçu l’idée d’un temps abstrait, homogène et linéaire, indépendant de l’être humain. Comme le résume Marcel Granet « aucun philosophe [chinois] n’a songé à concevoir le Temps sous l’aspect d’une durée monotone constituée par la succession, selon un mouvement uniforme de moments qualitativement semblables » (in La Pensée chinoise, première édition 1934, Albin Michel, 1988, p. 77).

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